Livrer malgré tout

REPORTAGE - En hiver, on préfère commander que se déplacer. Les livreurs des plateformes numériques de livraison (Uber Eats, Deliveroo surtout) sont donc plus sollicités qu’en temps normal. La saison leur est rentable mais loin d’être agréable, pressés par la météo, la clientèle et les forces de l'ordre.

Livrer malgré tout

Assis sur leur scooter, les livreurs attendent la notification d’une commande, parfois pendant plusieurs heures. Certains se regroupent à trois, quatre, d’autres restent seuls à naviguer sur leur téléphone. Qu’ils soient autour du parking Feydeau, dans l’allée Flesselles, sur la place des Petits Murs ou ailleurs dans Nantes et sa périphérie, ils subissent la pluie et le froid de l’hiver. Ibrahim raconte : « Avec la pluie, le gel, la route glisse et tu prends des risques sur la route parce qu’il y a de la pression ». Livreur depuis début décembre 2022, son ressenti est clair : « C’est un travail de merde ». Livrer en vélo ou en scooter sous la pression de la commande est difficile, la majorité des livreurs partagent le constat. Abdel* s’est cassé la main récemment : « C’est dur parce qu’avec la pluie, le scooter glisse. Et après, tu te casses la main et tu vas à l'hôpital ». David explique que la pluie gêne l’utilisation de son téléphone : « Le portable peut ne pas fonctionner, ou on ne voit pas bien le GPS ».

Les travailleurs des plateformes de livraison regrettent leurs conditions de travail. Considérées comme mauvaises par beaucoup, elles se détériorent lorsque la météo est pluvieuse ou lorsque les températures sont froides. Arthur JAN**, spécialiste du domaine, y voit le paradoxe du métier : « C’est quand les conditions de travail se durcissent que tu peux avoir une chance de gagner un peu plus d’argent. Personne n’a envie de sortir : les clients restent chez eux, les livreurs les plus aisés peuvent décider de ne pas travailler. Il y a donc une augmentation des commandes en même temps qu’une baisse des livreurs en activité. Mais, c’est au prix de leur santé ».

« Depuis quelques années, il y a eu une précarisation des livreurs »

Travailler pour des plateformes de livraison assure une relative indépendance. Il n’y a pas de subordination salariale, le livreur se place en intermédiaire entre un prestataire (Uber Eats, Deliveroo sont les plus répandus) et la clientèle. Ainsi, il peut choisir ses horaires, son lieu d’attente. Une indépendance appréciée mais limitée, qui rime surtout avec précarité. Ibrahim confie : « On n’a pas le choix. Avant, j’ai travaillé 10 mois dans le maraîchage. Le contrat a pris fin. Je n’ai rien trouvé et j’ai créé un compte Uber Eats avant un autre travail, pour payer le loyer. » Mais son compte ne s’est pas ouvert immédiatement. Il a dû attendre sept mois sur une liste d’attente. La situation s’est finalement débloquée en passant par « un gars qui s’y connaît, dont c’est le business. Je l’ai payé pour avoir mon compte et je l’ai eu en une semaine ».

Cette difficulté d’accès est générale, causée par un déficit culturel, un déficit linguistique et/ou simplement un blocage par la liste d’attente. Alors, certains comme Ibrahim demandent les services d’un « gars » qui facilite leur inscription. Cependant, posséder un compte auprès d’une plateforme n’est pas le seul moyen pour devenir livreur. Selon Arthur Jan : « environ la moitié des livreurs travaille à partir de comptes loués. Depuis quelques années, il y a eu une précarisation des travailleurs avec l’arrivée progressive d’étrangers dans le métier, dont la plupart n’ont pas de titre de séjour. » Louer un compte constitue le moyen pour ces personnes d’accéder à un travail et à un pécule. Pour une journée de travail, le livreur reçoit peu : « Un jour tu peux rien faire, un autre 20€, 30€, ça dépend des jours. C’est de la chance aussi », raconte Ibrahim. Les rémunérations varient selon les lieux et l’expérience de livraison, certains gagnent une soixantaine d’euros en une journée.

Entre la commande et les forces de l'ordre

Le livreur possède un statut hors-norme. C’est un travailleur marginal que l’on croise pourtant au centre des villes, là où les restaurants et les clients sont les plus nombreux. Ces travailleurs sans-papiers se retrouvent donc la cible des forces de l’ordre. Farah* livre depuis un an, il voit beaucoup de contrôles. Il déplore : « L’autre jour, un policier a vu une personne avec un scooter et a donné une amende. Hier, j’avançais tout droit à Commerce, un policier a arrêté mon scooter. Il m’a demandé mes papiers, il n’y avait pas de problème, mais il m’a donné une amende. » Ces scènes sont récurrentes. Ali, livreur depuis plus d’un mois, a rapidement constaté cette difficulté : « Tu ne peux pas entrer tranquillement dans le centre-ville. Même si la commande est dans le centre, ils te disent d’aller la chercher à pied. »

Pressés par leurs courses, les livreurs le sont aussi par les réglementations : « Il existe une pression liée à la fois au Code de la route et une pression plus large liée au statut d’étranger en situation irrégulière ou suspecté d’irrégularité », explique Arthur Jan. Or, les effectifs policiers à Nantes augmentent depuis plusieurs années. Début septembre, la ville en accueillait 62. L'État porte aussi le projet d’un Centre de Rétention Administrative (CRA), annoncé par le ministre de l’Intérieur début octobre, suite à une polémique d’insécurité touchant Nantes. Un CRA permet d’enfermer une personne de nationalité étrangère sans titre de séjour dans l’attente de son éloignement forcé du territoire. Une partie des livreurs serait concernée. Pour l’instant, malgré cette tendance sécuritaire, aucun d’entre eux ne dit percevoir des changements sur leur activité. Abdel* dit n’avoir « pas vu d’augmentation des contrôles ».

*Nom de substitution, il a souhaité rester anonyme.
**Doctorant en sociologie au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers). Sa thèse porte sur les travailleurs des plateformes de livraison.Ses publications sont accessibles sur le support internet du Lise (Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique).